grandpa is a rollin' stone (pierre)

I. (1865) Il se rappelle de la façon dont ces hommes l'ont déplacé, de l'atelier de M. Viollet-le-Duc, l'éminent architecte, jusqu'à ces hauteurs. Ignorant jusqu'alors ce qu'il avait réellement créée, la seule fonction nommée de la gargouille prendrait alors sa place, baignant dans un égrégore chrétien promit à la protection contre le Mal. Pourtant, les premiers temps, c'est le silence qui s'est montré plus présent que tout combat. Uni à la cathédrale, son unicité respire enfin.

II. Le sifflement du vent, l'écho de la pluie sur sa pierre, sa course jusqu'à ses pieds griffus, longe ses ailes de chauve-souris osseuses. La gargouille est laide, terriblement laide, a été créée pour effrayer les vilains, mais aussi pour les combattre par le feu et par le cri. Triste hérésie que de l'avoir laissée si haute, incapable de souffler le feu à qui voudrait abîmer les planches ou les murs de la sainte cathédrale Notre-Dame de Paris. Sur une bâtisse plus basse en hauteur, probablement aurait-il été plus utile. Pour ça cependant, il aura fallu attendre un miracle, doublé d'une tragédie - août 1944, les "sal*pards", comme on les appelait alors, se logent dans les tours pour canarder les civils, plus bas.

III. (26 août 1944) Les engeances sont là, à sa portée, nichées dans les tours pour cribler de balles les cortèges venus soutenir le général libérateur, majoritairement des civils. Ils essaient de détruire l'espoir qui les fait tous vibrer à l'unisson.
La gargouille boue d'une rage qu'elle s'est rarement connue jusqu'alors, mais la violence qui bat sur la ville depuis le début de la guerre (cette guerre en particulier) est particulièrement vivace, et le contamine.
Alors, mêlé à ces tirs et chants résonnant jusqu'à l'extérieur de la cathédrale, le cri sonique fait rage à son tour, hébétant, confusant le mal faufilé là, se confondant dans le brouhaha ambiant. De Gaulle sort indemne de cette diablerie, et Paris se libère encore, petit à petit.
La créature, elle, se rendort. Paisible.

IV. (Fin août 1944) "Nous avons besoin de toi, gargouille. La guerre... la guerre est bientôt finie. Mais nous en avons encore une autre à mener." Les glyphes sont apposés sur la pierre qui ne bronche pas, incapable de parler. Les formules sont prononcées, l'incantation durant une bonne heure pour prendre effet, par trois paire de lèvres descellées.
Aussi face à la pluie de malfaisance qui se libère depuis des années comme une traînée de poudre, et alors que le bout du tunnel semble apparaître pour les Hommes qui ne s'imaginaient guère l'état réel des choses, il fallait agir.
L'instigateur de cette idée, Mathurin de Séverac, sorcier français attaché à la liberté de son pays mais aussi à la sécurité des siens et celle d'innocents face au Mal qui guette, préside ce rituel. Autour de lui, sa femme Amélie, ainsi que son apprenti. C'est la deuxième fois que ce sortilège est lancé. La première fois, la gargouille n'a pas survécu, pierre fendue, créature expédiée là où elle n'en ressortira jamais.
Une fois terminé, et le jour se levant, la pierre se déforme enfin dans un son atroce, libérant la créature sous une toute nouvelle forme.

V. (Septembre 1944) "Pierre." L'être à qui cette appellation est adressée n'émet aucune expression, de face comme de regard. S'il savait le faire, il aurait froncé les sourcils, car c'est bien de l'incompréhension dont il est question ici. "Est-ce que tu comprends la langue que je parle ?" Toujours aucune réaction. C'est à peine s'il cligne des yeux en le fixant. C'est la douzième fois qu'il s'y essaie, peut-être même la treizième, aujourd'hui. Sur douze jours consécutifs. Mais Mathurin n'arrive pas à briser cette barrière qui les sépare. "...Amélie, je pense qu'il nous faudra... - Oui ?" une cascade de stupeur dévale sur les traits du sorcier en asynchrone, qui se replace droit dans son assise, qu'il avait quittée un peu plus tôt pour héler sa compagne, épris d'un doute qui est alors balayé comme un fétu de paille. "Mathurin. Ici ?" Comment apprendre la langue française à une créature faite de pierre ? La sorcellerie et l'éducation digne d'une classe de primaire allaient les aider à y parvenir, de concert.

VI. (18 Juin 1945) "Je regrette, Pierre, je... je suis bien incapable de te rendre ta forme d'origine définitivement. Tu seras amené à connaître les affres de la vie humaine, pour le temps qu'il t'es compté à vivre sous cette forme. J'ignore quel effet cela aura sur toi, j'en ai bien peur." Le chef dégarni de Mathurin s'incline. Il parait si vieux et éprouvé, maintenant que ce combat qu'il souhaitait mener est terminé. Dans ses yeux, il y a le brillant de larmes qui ne coulent pas. Depuis le défilé sur la place de l'Etoile, auquel ils ont assisté, les émotions semblent déborder dans le cœur de beaucoup. "Vivre pour vous aider est plus gratifiant que de veiller sur un édifice qui m'y a placé trop haut. Cette mère me manquera, mais vous êtes là désormais." Nous sommes en 1945 et la guerre est terminée, Paris est libérée. Tout doit être reconstruit, à commencer par les âmes de ceux qui ont été éprouvées par celle-ci. Les démons n'ont pas disparu, tout comme les créatures vivant pour faire le mal. Sa némésis, elle, si. Mais la guerre est finie - celle-ci, du moins. Et Mathurin doit des comptes à celui qu'il a ensorcelé pour sauver son propre pays ; décision égotique (et probablement un brin chauvine) qu'il ne regrette qu'en voyant le poids qui semble peser sur les épaules de cet amas de pierre animée. "Votre décision était celle de protéger votre pays et votre famille. Je consens à vous protéger aussi." A ces mots, le sorcier, rendu muet par ses propres émois, lui prend le bras en appuyant son geste, tout comme son regard. Pierre croit à tord qu'il a besoin d'aide à la volée - la vérité, c'est qu'il s'agit d'un merci déguisé.

VII. "Mais, comment as-tu deviné ? L'aurais-tu... lu ? Seul ? - Oui." Pierre savait que Mathurin préparait une concoction spéciale, et c'est pour cela qu'il s'est affairé (de lui-même) à tenter de déchiffrer cette page de grimoire, afin de lui trouver ses ingrédients. "C'est formidable... ! Tes progrès sont formidables." La joie qui transparaît chez le sorcier embaume toute la pièce. Il s'est attaché à lui, comme la créature semble en avoir fait autant, le témoignant à sa manière. Pierre fait partie du décor depuis, et en fera partie encore pendant longtemps. Il découvre la musique, et la musique lui fait découvrir des émotions. La gargouille vit et devient sentiente.

VIII. Le temps passe plus vite chez les humains et certains sorciers hybrides, que chez les gargouilles qui se complaisent par des centaines d'années à perdurer. Animées par leur foi en leur propre mission, Pierre aurait quant à lui finit par s'éteindre dans son propre silence, s'il n'avait pas été sollicité il y a longtemps.
Lorsque celui de son père s'allonge cependant, c'est un silence qu'il n'aurait imaginé aussi terrifiant.
Avant lui, Amélie est partie dans son sommeil. Il s'est figé à son tour dans une pierre qui deviendra poussière.
Pierre ressent des choses qu'il ne parvient pas encore à nommer. Des choses lourdes et lancinantes à la fois, des choses qui lui inspirent un cri qui ne sort pas.
Sans parvenir à se libérer de ses propres fanges, la gargouille se fige.
Elle se fige et peinera alors à se tirer de cette pierre, si lourde, reposant au cœur de la crypte familiale des de Séverac... avant qu'on ne vienne l'y chercher.

IX. Puis un jour, on est venu le chercher. Trois semaines se sont écoulées, à moins qu'il ne s'agisse de trois mois. Le visage de l'apprenti, qui n'en est plus vraiment un, lui revient.
Il lui témoigne de l'intérêt.
Il lui annonce que M. de Séverac a souhaité qu'il reprenne sa suite.
Il jure sur son propre sang.
Le fil d'Ariane reprend.
Pierre naïf, Pierre loyal, Pierre s'en va.
Avec lui.

X. Il tente parfois de retrouver Mathurin.
Dans un sourire, dans une conversation de passants, dans une formule d'un sortilège qu'il n'aurait pas apprit. Pierre ne parvient pas toujours à l'apercevoir, alors qu'il vit encore en lui, quelque part. Avec le temps, c'est d'abord sa voix qui ne lui revient pas. Puis ont commencé les traits du visage. De quelle couleur étaient ses yeux ? Ca fait mal.
Accompagné de ce qui fut son apprenti, il y a comme un vide. Les Etats-Unis ne lui ont pas vraiment parlé. Le Canada était quant à lui une découverte d'un autre type. L'Inde, un festival d'humanité et de couleurs. Le Japon, lui, a réussi à faire germer un souvenir. Un souvenir vivace, crédible. C'est une montagne qui l'a ébahi. Pierre ne s'est jamais senti aussi proche d'un chez lui que là-bas.
Tout ça, aussi loin de Paris.

XI. Ils retournent finalement aux Etats-Unis, s'allient au Coven de la Lune, alliance tout à fait naturelle pour sorcier et gargouille déjà impliqués dans le combat des forces du Mal, ici et là.

XII. Il est tout ce que Mathurin aurait craint devenir un jour.
Il est tout ce que Pierre ne reconnait plus, alors qu'il l'a déjà rencontré, il y a longtemps.
Il ressemble à un pantin de chair et d'os. Il ressemble à un crétin ignorant ce qu'il est.
Un de Séverac.
Probablement le seul qui reste à compter par ici, de la lignée directe issue du père.
A la télévision, il se pavane comme un coq à qui on aurait teint les plumes.
Un coq qui se croirait paon.

XIII.
Ils étaient trop nombreux.
Ou bien avait-il été incompétent ?
La pierre s'est fendue au niveau de sa gorge, sur le côté droit. Un creux présent dans une de ses côtes. Le dos s'est abîmé, limé par des énergies mauvaises.
C'est comme si des années de mauvais karma s'étaient abattus d'un coup sur le corps d'un seul homme, venu protéger celui d'un autre.
A qui appartenait il donc, dans ce cas ?
Cette mort n'est pas celle qu'il aurait imaginée. A vrai dire, il aurait préféré qu'il s'éteigne comme son maître, M. de Séverac. Dans la paix. Un envol que Pierre a déjà connu, et qu'il aurait peut-être pu mieux appréhender ainsi.
Mais ce n'était pas le cas ce jour-là.
Il y a eu du sang. Beaucoup de sang.
De la chair brûlée.
Les Halliwell ne sont plus ; au même titre que lui.
Trop de portes se sont ouvertes.
Trop de portes se sont closes.
Et avec elles, un silence qui martèle.

XIV. Le Coven s'avère être alors son seul et dernier repère.
C'était sans compter cet appel auquel il répond, un appel de loyauté, celle qui le pousse à aller chercher le descendant de M. de Séverac, un homme qui aurait dû s'habiller du même patronyme. Ses nombreuses lettres ayant été ignorées, plus encore qu'il n'aurait pu l'imaginer, Pierre s'arme d'une rare ingéniosité pour l'atteindre.
C'est un succès douloureux.
Il ne comprend pas, le bouscule sans le vouloir.
Les chemins se séparent, et Pierre sent comme de l'eau couler à l'intérieur de lui, autour de ce qu'il aurait pu appeler un cœur.
Il ne peut pas. Définitivement pas.
Le destin ne se force pas.
On l'accueille.

XV. Il est là.